Culture

De Glazer à Audiard, les César de l’imposture et du sublime – Par Eden Levi-Campana

8 minutes
2 mars 2025

ParIsraJ

De Glazer à Audiard, les César de l’imposture et du sublime – Par Eden Levi-Campana

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La dernière cérémonie des César a été marquée par plusieurs événements notables. Nous en retenons deux : la polémique entourant le déplorable discours de Jonathan Glazer et la consécration du film « Emilia Pérez » de Jacques Audiard. Deux films, le meilleur et le pire. D'un côté une forme de gvoura transcendée par la hessed signé Audiard, où une avocate désabusée se voit chargée d'une mission impossible, aider un narcotrafiquant mexicain à disparaître pour renaître en femme. Une rédemption qui commence à Tel-Aviv. De l'autre, « The Zone of Interest », un arrêt sur images soporifique, qui relate le quotidien sans intérêt d'un commandant nazi et de sa famille pendant la Shoah. Layla tov.

 

Selon Elie Wiesel « le bourreau tue toujours deux fois, la seconde par l'oubli. » Dans le cas du film de Jonathan Glazer « The Zone of Interest », nous avons failli mourir d’ennui. En comparaison l’œuvre de Jacques Audiard « Emilia Pérez » apparait comme une danse hassidique sous amphétamines. Deux films, deux visions, deux horizons diamétralement opposés : « The Zone of Interest », un exercice de style où la Shoah devient un murmure abstrait, un bruissement dissous dans le confort des bourreaux ; « Emilia Pérez » une odyssée rédemptrice, une techouva cinématographique où l’âme se métamorphose et renaît. L’un dilue, l’autre réenchante. L’un prône le statu quo, l’autre répare. Et dans cette opposition radicale, une vérité se dessine, quand le cinéma embrasse la quête d’identité il touche à l’essentiel mais lorsqu’il oublie son devoir d’incarnation… alors il sombre dans la faute morale. C’est le cas ici.

 

Jonathan Glazer filme le néant, le grand rien, quelle prouesse. Bien entendu cette absence n’est pas celle de nos chers disparus. Il ne filme que le vide du regard. Il n’a qu’une proposition, un concept facile, celui des marges du cadre. Franchement ? C’est top trois minutes. Dans « The Zone of Interest » l’horreur de la Shoah est reléguée à un hors-champ trop long, une éternité étouffée sous le bruit de l’ordinaire. Mais ce n’est pas un silence qui s’assume. C’est un silence qui dissout, un silence qui efface, un silence qui ne dit rien, ou pas grand-chose. Il suggère, tel un bâillement muet après une nuit d’insomnie. Oui, on baille beaucoup chez Glazer. Le cinéaste ne donne pas voix aux victimes, il les bâillonne. Il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre. Il aurait pourtant dû prêter l’oreille à la poésie de Benyamin Fondane, écouter quand il murmurait, juste avant de mourir à Auschwitz : « Celui qui ne connaît pas son passé est condamné à le revivre. » Revivre Auschwitz, c’est entendre 6 millions de voix, pas une vague rumeur. Auschwitz n’est pas un bruit de fond, un regard qu’on détourne. Auschwitz est un abîme qui exige un regard frontal. Là où Lanzmann sculptait l’absence dans la chair même du témoignage, Glazer soustrait jusqu’à la trace, jusqu’à la souffrance, jusqu’à la cendre. Même les remises des otages par le Hamas incarnent davantage le summum de l’horreur. Malheureusement les monstres on le sens de la mise en scène.

 

Non, le film de Glazer n’est pas une mise à distance, c’est distribution de somnifères. Ce n’est pas un choix artistique, c’est une abdication morale. Jonathan Glazer a du talent ? Personne ne le conteste. « Under the Skin » avec l’incroyable Scarlett Johansson, magnifique, oh combien. Mais là, c’est vraiment nauséabond, puant même, lorsque Glazer décide d'associer son film à la situation actuelle à Gaza. La déclaration de ce multirécidiviste n'est pas une simple maladresse, elle est une instrumentalisation cynique de l'Histoire, du pur marketing pour vendre des fauteuils.

 

Auschwitz était une usine de mort, un projet d'extermination systématique, visant à anéantir les Juifs d'Europe et si possible les autres. Gaza est un théâtre de guerre où un État souverain, démocratique, lutte contre un groupe terroriste, dont la charte appelle à sa destruction. Comparer ces réalités, c'est ériger une équivalence entre un génocide industriel et un conflit asymétrique. C'est fausser l'Histoire et insulter la mémoire de toutes les victimes. C'est alimenter une rhétorique qui délégitime la singularité de la Shoah et nourrit un antisionisme qui, sous couvert de critique politique, recycle les tropes d'un antijudaïsme décomplexé.

Primo Levi écrivait : "Comprendre est impossible, mais savoir est nécessaire". Or, Glazer ne nous aide ni à comprendre ni à savoir, il détourne. Son statut de réalisateur juif n’est pas un totem. Il ne l'exonère pas d'une responsabilité éthique. La Shoah n'appartient pas à ceux qui en usent comme d'un référent malléable. Une simple marchandise.

 

En contrepoint du théâtre filmé de Glazer, « Emilia Pérez » affiche ses ambitions, une techouva cinématographique, une traversée du désert vers une lumière promise. Que raconte « Emilia Pérez » ? Une fuite. Une mutation. Une quête. Manitas del Monte, chef de cartel, devenu Emilia Pérez, femme en devenir, âme en errance, bienfaitrice de l’humanité. Comme un peuple traversant la mer Rouge, comme une âme se purifiant dans les eaux du Jourdain, Emilia cherche la délivrance dans la mue, dans la rupture, dans la réinvention, dans l’amour, dans le pardon. Audiard ne filme pas une transformation, il orchestre une rédemption et illustre le propos du Talmud de Babylone (Yoma 86a) : « Il n’est pas donné à l’homme de savoir quand viendra son rachat, mais chaque pas vers lui en est déjà un accomplissement. »

 

Et cette rédemption, il la chante. Car « Emilia Pérez » est un opéra à l’origine du projet, puis à l’écran. Une symphonie du destin, où chaque note fait trembler les murs de Jéricho, où chaque mélodie trace une route vers l’éveil. La musique n’accompagne pas, à l’instar du shofar elle guide. Elle n’illustre pas, elle révèle. Emilia Pérez fait du chant un souffle vital, une respiration. Une catharsis. Chaque note est une prémonition, chaque accord un aveu. La musique ne se contente pas d’illustrer, elle révèle. C’est une mélopée qui s’élève et retombe comme un souffle. Elle raconte, elle disserte, elle illustre les propos de Ba'al Shem Tov : « L'oubli est la ruse du diable, et la mémoire est le secret de la rédemption. »

 

Invité par l'Association francophone de l'Université de Tel-Aviv dans le cadre du 20ᵉ Festival International du Film d'Étudiants, Jacques Audiard avait répondu à une étudiante, lui demandant s'il souhaiterait tourner un film avec des Israéliens : « Faites-moi des propositions et je serais ravi de le faire. » L’attente ne fut pas longue. L’auteur à succès a choisi Tel Aviv, ville de résurrections comme la dernière étape de la transfiguration d’Emilia Pérez. Bravo pour le symbole. Tel Aviv, le lieu où le Dr Wasserman, interprété par l'acteur israélien Mark Ivanir, réalise cette opération cruciale pour la transformation de Manitas en Emilia Pérez. Le voici notre comédien israélien, l’immense Mark Ivanir en médecin, que l’on retrouve toujours avec un grand bonheur depuis « La Liste de Schindler », présent dans un grand nombre de films d’auteurs et de blockbusters de premier plan, voire des séries comme « Homeland ». Son regard est celui d’un homme qui sait ce que veut dire la guerre. Lors de son service militaire, Mark Ivanir a participé à l'opération Josué, la mission visant à rapatrier des Juifs éthiopiens depuis des camps de réfugiés au Soudan vers Israël.

 

Nous l’avons dit plus haut, deux films, deux visions, deux horizons diamétralement opposés. En réalité « Emilia Pérez » comprend ce que Glazer ignore : la mémoire n’est pas un concept, elle est une chair. Elle est une responsabilité. Ce film résonne comme un midrash contemporain, un récit de transfiguration où l’exil intérieur trouve son chemin vers la réparation, un retour à l’essence, un voyage de l’errance vers la lumière. Là où Glazer nous abandonne dans le désert d’un formalisme glacial, Audiard nous mène vers la flamme de la Terre Promise. Alors que reste-t-il de cette confrontation ? Rien de comparable au bout du compte, tant elles s’opposent. Deux œuvres, deux directions. L’une qui plonge dans l’abîme de la négation, l’autre qui s’élève dans l’astre de la réparation. « The Zone of Interest » nous laisse orphelins de mémoire, « Emilia Pérez » nous offre une lueur d’espoir. L’un est un linceul vide, l’autre un chant de renaissance universel.

 

Dans ce duel cinématographique, une leçon s’impose : la mémoire n’est pas un terrain de jeu. La Shoah ne saurait être un prétexte plastique, une expérimentation formelle, un décor théorique. Elle est un appel, un Zakhor impérieux. Si le cinéma trahit cette responsabilité, il ne vaut plus rien. Au contraire, s’il se fait messager, s’il devient un fragment, une mosaïque de l'identité, s’il embrasse la quête de sens et de rédemption, alors il devient tout, alors il devient un. C’est mot pour mot ce que prédisait Albert Memmi : « L'identité est une mosaïque, chaque morceau compte. L'arracher, c'est risquer de briser l'ensemble. » Jacques Audiard, par cette mosaïque nous rappelle ce que Glazer a oublié, le cinéma ne doit pas contempler l’ombre, il doit porter la lumière. Là où Glazer abandonne, Audiard embrasse. Là où l’un efface, l’autre grave dans la pierre. Là où l’un trahit, l’autre sauve.

 

Mais au fait, par quoi passe la rédemption d’Emilia Pérez ? Ramener les corps des victimes, leur offrir une sépulture digne, un répit pour leurs proches. Pour elle c’est le premier pas vers la réparation. Ce que le peuple juif vit aujourd’hui, dans sa chair et dans son histoire. Dans un monde où des otages attendent toujours leur retour entre tortures et violences morales, où des familles brisées cherchent l’apaisement, il reste un combat, une urgence, celui du respect de toutes les victimes. Glazer le piétine. Etant donné ses origines et le sujet de son film, lui plus qu’un autre aurait dû tenir compte de la sagesse du Talmud de Jérusalem (Berakhot 2:4) : « Celui qui se souvient du passé construit l'avenir. »

Le reste… c’est de la littérature !

 

Eden Levi Campana