Rappelons qu'en 1992, lorsque le juge Aharon Barak a lancé sa révolution judiciaire, l'un des principes de base était que la Cour suprême pouvait annuler des lois votées par la Knesset, représentante du peuple, en s'appuyant sur les Lois fondamentales. Celles-ci revêtaient, selon le juge Barak, la fonction de Constitution. Ainsi, depuis trente ans, jamais la Cour suprême n'avait accepté de s'ingérer dans la législation d'une Loi fondamentale.
Jusqu'à aujourd'hui. Quelques minutes seulement après le vote de l'amendement à la Loi fondamentale: La Justice, qui réduit le champ d'application de la clause de raisonnabilité, plusieurs organismes et partis politiques ont adressé un recours en invalidité devant la Cour suprême. Cette dernière, au lieu de considérer qu'elle n'était pas compétente pour juger d'une telle question, a accepté le recours.
La présidente de la Cour, Esther Hayot, qui doit partir à la retraite au mois d'octobre, s'est empressée de convoquer les 15 juges suprêmes pour débattre de cette question, en l'absence de toute base légale qui lui permet de le faire.
Et plus encore: la juge Hayot s'est exprimée publiquement et clairement auparavant contre cette loi votée par la coalition, dans des termes qui ne laissent aucun doute quant à son hostilité vis-à-vis de cet amendement. Malgré ce conflit d'intérêt évident et les recours pour qu'elle ne puisse pas sièger à la tête de la Cour qui décidera de la validité ou non de cette loi, la juge Hayot a estimé qu'elle était apte à juger de ce sujet.

L'audience a donc eu lieu aujourd'hui (mardi). Le gouvernement était représenté par Me Ilan Bombach, avocat qu'il a recruté en privé puisque la conseillère juridique du gouvernement, Gali Baharav Miara, censée être l'avocate du gouvernement, s'est rangée du côté des plaignants. Par ailleurs, le député Simha Rotman est venu présenter la position de la commission des Lois de la Knesset, qu'il dirige. Me Itshak Bert représentait la Knesset.
Du côté des plaignants, Me Eliad Shraga du mouvement pour un pouvoir de qualité et Me Ener Ellman, représentant Gali Baharav Miara, se sont exprimés ainsi que plusieurs avocats représentant les autres organismes qui ont déposé un recours.
L'audience a duré toute la journée. En voici les temps forts.
La plaidoirie de Rotman
Le député Simha Rotman (Hatsionout Hadatit), lui-même avocat, a plaidé au nom de la commission des Lois de la Knesset dont il est le président.
Il a commencé en soulignant le fait que la tenue du débat en elle-même était un ''échec'': ''Ce débat prive l'Etat d'Israël de son caractère démocratique. Il touche au coeur même de la démocratie. La Cour suprême s'est attribuée une autorité qui n'a pas d'égale dans le monde''.

Il a mis en garde les juges de ne pas se laisser tenter par un verdict populiste. Le juge Kabub Khaled l'a alors repris sèchement : ''C'est blessant. Vous réprimandez la Cour''.
Rotman a poursuivi en affirmant que les juges de la Cour suprême n'étaient ''pas ouverts à la critique'' et qu'ils étaient soucieux de leur honneur. La juge Hayot n'a pas apprécié: ''Nous ne nous soucions pas des honneurs ni de notre statut'', a-t-elle martelé, ''mais du bien du public''.
Le député ne s'est pas laissé impressioner: ''Je suis persuadé que Votre Honneur pense que vous agissez pour le bien. Mais si vous êtes ceux qui ont le dernier mot, y compris sur cette question, où sont les freins et les contre-pouvoirs?''.
Visiblement agacé par les propos de Simha Rotman, le juge Itshak Amit (qui doit succéder à Esther Hayot à la tête de la Cour suprême, suivant la règle de l'ancienneté), a lancé: ''Je souhaite que vous terminiez, Monsieur, ce sont de durs propos''.
Le juge Ofer Grosskopf a demandé à Rotman: ''Etes-vous d'accord qu'il s'agit de la première fois que la Knesset crée une situation où il y a une loi mais pas de juge?''. Le député lui a répondu: ''Ce n'est pas exact''.
Rotman s'est attaché à démontrer l'absence de compétence de la Cour suprême pour invalider la loi sur la clause de raisonnabilité d'une part et le fait que les juges ne peuvent pas être au-dessus de tout contrôle.
Le député a été remarqué pour sa retenue, son respect et sa patience face à des juges qui lui coupaient sans cesse la parole.
Me Ilan Bombach qui représentait le gouvernement a, lui aussi, adopté cette ligne, en soulignant que la question était celle de la compétence de la Cour dans le débat présent.
La déclaration d'indépendance au coeur du débat
Certains juges ont décidé de faire valoir une idée scandée depuis plusieurs semaines par les opposants au gouvernement: la centralité de la Déclaration d'Indépendance dans le débat législatif et juridique. Il y a quelques semaines, le juge Aharon Barak a publié une tribune dans laquelle il explique pourquoi désormais, ce ne sont plus les Lois fondamentales, mais la Déclaration d'Indépendance qui fait office de document constitutionnel.
Le juge Alex Stein a déclaré que sans la Déclaration d'indépendance, il n'y aurait pas de base structurelle pour légiférer une loi fondamentale. Me Ilan Bombach a tenu à réagir: ''La Knesset doit être engagée par un document signé à la hâte par 37 personnes? Une telle chose est-elle concevable? Nous ne devons pas voir la Déclaration d'Indépendance comme une source d'autorité contraignante. Elle est source d'inspiration, une source première mais y voir un document contraignant au-dessus de la loi? Ce n'est pas concevable''.
Le juge Stein a rétorqué que chaque Knesset qui a succédé au conseil d'Etat provisoire était contrainte par la Déclaration d'Indépendance. Ce à quoi Me Bombach a répondu que les signataires de la Déclaration d'Indépendance n'avaient jamais eu l'intention d'écrire la Constitution de l'Etat d'Israël.
Le juge Noam Solberg a rejoint Me Bombach et a contredit une partie de ses confrères en citant David Ben Gourion lui-même: ''Il faut être fidèle à l'histoire, Ben Gourion a explicitement déclaré que la Déclaration d'Indépendance n'avait pas l'autorité pour annuler des lois''.
La fin de la démocratie?
Le juge Itshak Amit est revenu sur les déclarations apocalyptiques de ces derniers mois selon lesquelles, la démocratie était en train de mourir. Il a reconnu qu'il ne croyait pas à ces scénarios catastrophe mais a mis en garde: ''La démocratie ne meurt pas en quelques coups d'éclat mais après une série de petits pas''. Il a affirmé que des lois étaient en cours d'élaboration qui pouvait entrer dans ce cas de figure.
Me Bombach a déclaré ne pas en avoir connaissance.

Le juge Amit a ensuite prétendu que la Cour suprême israélienne était ''la plus limitée au monde''. Il en veut pour preuve qu'en moyenne, elle a pris 1.6 décisions par an sur la base de la clause de raisonnabilité. ''Alors expliquez-moi pourquoi? Pourquoi faut-il cet amendement? ''.
La juge Hayot a insisté sur le fait que sans la clause de raisonnabilité, le pouvoir judiciaire était privé d'un outil important. Elle a estimé que le gouvernement voulait lier les mains de la Cour suprême en lui ôtant des moyens d'action.
Le juge Amit a fait référence à l'argument du gouvernement, selon lequel, le gouvernement a été élu il y a quelques mois et comme il possède la majorité à la Knesset, l'amendement à la Loi fondamentale ne peut pas être annulé. Le juge Amit a estimé: ''Dire que c'est la majorité qui compte c'est du niveau du comité de décoration d'une classe de CM1''. La juge Ruth Ronen a renchéri: ''Dire ''c'est la majorité qui compte'' ce n'est pas la démocratie''.
Me Bombach a martelé que l'amendement à la loi ne portait aucunement atteinte aux minorités: ''Si tel était le cas vous me verrez rue Kaplan ce samedi, je ne défendrais pas un tel gouvernement''.

Me Ener Hellman, le représentant de la conseillère juridique du gouvernement, a déclaré que la loi sur la clause de raisonnabilité était problématique car elle sapait l'un des fondements de la démocratie.
Le juge Solberg s'est alors étonné: ''En d'autres termes, nous ne vivons déjà plus en démocratie?''. Me Hellman a répondu: ''Des fondements de la démocratie ont été touchés''. La juge Hayot est alors intervenue: ''Il faut aussi mesurer la puissance de cette atteinte qui doit être fatale. Maitre, expliquez pourquoi l'atteinte serait fatale''.
L'avocat a alors utilisé une notion inédite dans le droit: ''Un trou noir normatif dans le système judiciaire israélien a été créé''.
La juge Hayot a poursuivi: ''Est-ce que cet amendement justifie l'annulation d'une Loi fondamentale?''. Me Hellman: ''L'atteinte à l'Etat de droit est significative, elle est dramatique''.

Le juge Solberg a alors fait remarquer: ''La loi sur la clause de raisonnabilité faisait partie du programme du parti Hatsionout Hadatit, où étiez-vous?''. Le juge demande pourquoi, si cette loi est illégale et dramatique, le Parquet ne s'est pas saisi de cette proposition pour faire annuler la candidature du parti Hatsionout Hadatit aux élections. Ce à quoi Me Hellman a répondu: ''Il y a un fossé entre ce qu'un parti écrit dans son programme et le droit fondamental dans une démocratie de voter et d'être élu''.
Pour conclure, Me Hellman a déclaré: ''Cet amendement constitutionnel n'est pas constitutionnel. Le pouvoir législatif a fait un usage abusif de son autorité. Le gouvernement veut affaiblir le pouvoir judiciaire''.
Les débats ont duré plus de 13 heures. Le verdict sera rendu dans quelques semaines. Les parties diposent de 21 jours pour fournir à la Cour des documents complémentaires pour appuyer leur position.