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Le conflit identitaire israélien (VI): Fondamentalisme juridique contre démocratie juive? Par Pierre Lurçat

7 minutes
16 avril 2023

ParIsraJ

Le conflit identitaire israélien (VI): Fondamentalisme juridique contre démocratie juive? Par Pierre Lurçat
Photo by Noam Revkin Fenton/Flash90

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Un des faits marquants qui s’est dévoilé depuis janvier 2023 en Israël est la mobilisation sans précédent de secteurs de la population et d’institutions qui n’avaient jamais auparavant pris position de manière aussi marquée dans le débat public, comme la présidente de la Cour suprême Esther Hayout et d’autres membres de l’establishment judiciaire, mais aussi sécuritaire, économique, médiatique et universitaire, etc. Le dénominateur commun à tous ces acteurs est qu’ils représentent des pouvoirs non élus. Sous couvert de défendre les contre-pouvoirs face à la « tyrannie de la majorité » (majorité qui venait tout juste d’être amenée au pouvoir), il s’agit en fait de défendre un « premier pouvoir », face auquel la Knesset et le gouvernement se sont avérés largement impuissants.

L’ajournement de la réforme par le Premier ministre, sous la pression de la rue, des grands médias, de la confédération syndicale (Histadrout) qui menaçait de paralyser le pays et des interventions étrangères (celle du président des États-Unis Joe Biden notamment), a signifié, en fin de compte, que les contre-pouvoirs étaient plus puissants que le pouvoir qu’ils entendent limiter. Dans le régime démocratique israélien actuel, il s’est avéré ainsi que le premier pouvoir n’est pas le gouvernement, la Knesset et le peuple. Il est du côté des contre-pouvoirs, c’est-à-dire des pouvoirs non élus, au premier rang desquels se trouve la Cour suprême. L’enjeu essentiel de la réforme – qui explique la virulence de l’opposition qu’elle a suscitée – est précisément de restreindre quelque peu ce pouvoir non élu, pour rendre un peu de pouvoir aux élus du peuple.

Droits de l’Homme contre droits du citoyen

Si ce débat interne à Israël suscite un tel intérêt en Europe et aux États-Unis, c’est parce qu’il reprend – sous une forme plus virulente et pour ainsi dire paroxysmique – un débat déjà ancien qui se déroule ailleurs en Occident depuis plusieurs décennies. Comme l’a montré Shmuel Trigano, « Après la deuxième guerre mondiale nous sommes sortis de l’ère de la “Déclaration des droits de l’homme et du citoyen” pour entrer dans l’ère de la “Déclaration universelle des droits de l’homme”, Sans… le citoyen. Cet “homme” n’est en fait plus le même qu’avant. Il n’a plus le vis-à-vis du citoyen, ce qui implique l’effacement de l’État. Il n’est plus marqué par l’universel, le sujet de droit, l’homme avec un grand H, mais il est le petit homme dans son particularisme, sa petite identité, son sexe et son choix sexuel changeant.  C’est ce que fonde dans la Déclaration le concept de “dignité humaine ». Ou pour le dire dans les termes de Pierre Manent : « on préfère l’homme au citoyen ».

C’est précisément cette substitution des Droits de l’homme (avec un petit h) aux « Droits de l’Homme et du citoyen » qui explique la présence des revendications particularistes – et notamment des drapeaux LGBT – dans les manifestations contre le projet de réforme judiciaire. Au-delà de l’enjeu du pouvoir politique sous-jacent aux manifestations, c’est donc un enjeu idéologique et culturel qui est actuellement au cœur du débat, dont l’ampleur dépasse de loin les frontières de l’État d’Israël.

Ce débat oppose les tenants d’un État juif et démocratique, reposant sur les valeurs communes à la tradition hébraïque et à l’Occident (Athènes et Jérusalem), aux partisans de l’idéologie progressiste, qui triomphe aujourd’hui sur les campus et ailleurs en Europe et aux États-Unis. Israël se trouve ainsi, une fois de plus, incarner le théâtre d’un affrontement idéologique global, qui revêt les dimensions d’un véritable conflit de civilisations.

Une théocratie judiciaire ?

Parmi les nombreux gestes de protestation publique auxquels on a assisté en Israël depuis la formation du nouveau gouvernement, un des plus révélateurs était la lettre adressée par un groupe de pilotes et de soldats de l’armée de l’air aux « dirigeants du système judiciaire », en décembre 2022. Les signataires appelaient la présidente de la Cour suprême et les autres membres de l’establishment judiciaire à « utiliser tous les instruments dont ils disposent et à faire tout leur possible pour arrêter la catastrophe qui menace le pays ». Cette lettre, qui inaugurait la vague de protestations à venir, a été publiée le 26 décembre, donc trois jours avant l’entrée en fonctions du nouveau gouvernement (et avant le début de la réforme judiciaire).

Mais le plus étonnant était que cet appel était adressé à la présidente de la Cour suprême, comme si celle-ci incarnait la représentante authentique de la Vox Populi et de la démocratie, et non pas la Knesset (ou même le président de l’État). Ce faisant, les 1197 signataires de cet appel ont exposé très clairement la conception de la démocratie qui s’est depuis exprimée dans la rue et dans les grands médias, ad nauseam. A leurs yeux, le pouvoir n’appartient pas au peuple et à ses représentants élus, mais bien aux juges de la Cour suprême, incarnant le « public éclairé ». Une telle conception n’a en fait plus grand chose à voir avec la démocratie authentique, mais plutôt avec une « théocratie judiciaire ».

Cette conception bien particulière de la démocratie a été exprimée de la manière la plus radicale à travers la menace proférée depuis lors à de nombreuses reprises par des opposants à la réforme d’une « crise constitutionnelle ». Derrière cette expression sibylline, brandie comme un slogan, se cache en fait une question fondamentale : à qui appartient le pouvoir légitime dans une démocratie ? Depuis le début de la Révolution constitutionnelle dans les années 1980 et 1990, la Cour suprême s’est en effet arrogé la compétence de dire le droit à la place du législateur, d’annuler les décisions du gouvernement et de l’administration, les nominations de fonctionnaires et de ministres et les décisions des commandants de l’armée, etc. Aucun domaine n’échappe plus à son contrôle omniprésent, qui s’exerce sur chaque décision des autres branches du pouvoir.

Ce pouvoir sans limite exercé aujourd’hui par la Cour suprême relève, nous l’avons remarqué, d’un « fondamentalisme juridique » laïc. Il est à la fois, comme le fait remarquer Pierre Manent au sujet du pouvoir des juges en général, un pouvoir politique et un « pouvoir spirituel ». En effet, explique Manent, « le pouvoir des juges aujourd’hui s’appuie ultimement non pas sur les lois de la nation considérée, non pas même sur sa Constitution, mais sur ce qui est au principe des lois et de la Constitution, à savoir les droits de l’homme et l’idée de l’humanité ».

Or c’est précisément le fait que « les juges prétendent de plus en plus parler immédiatement au nom de l’humanité » qui explique le succès grandissant aujourd’hui, en Israël et ailleurs, de la notion d’un pouvoir des juges et du rejet concomitant de l’idée classique de la démocratie représentative et du pouvoir politique en général. Aharon Barak et ses successeurs ont aujourd’hui le pouvoir de faire dire aux mots ce qu’ils entendent, qu’il s’agisse des mots d’un contrat, d’une loi ou d’une décision du gouvernement, ou encore des concepts fondateurs du régime démocratique. C’est ce pouvoir exorbitant et illégal qu’il s’agit de réduire aujourd’hui, pour rappeler aux juges et à tous ceux qui l’auraient oublié que dans une démocratie, le seul maître est le peuple.

Pierre Lurçat

 

Extrait de mon livre Quelle démocratie pour Israël : Gouvernement du peuple ou gouvernement des juges ?

 

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Un ouvrage de droit qui se lit comme un roman policier

Liliane Messika

 

Le livre à lire impérativement pour comprendre le projet de réforme judiciaire en Israël

Albert Lévy

 

S. Trigano, « Démocratie ou théocratie judiciaire ? », Menora.info 16.3.2023. Démocratie ou théocratie judiciaire ? - Menora.info

P. Manent, Cours familier de philosophie politique, op. cit. p. 165.

Voir מכתב טייסים לחיזוק מערכת המשפט: "אתם קו ההגנה האחרון" - וואלה! חדשות (walla.co.il)

Expression due à S. Trigano, Démocratie ou théocratie judiciaire ?

On peut en effet difficilement parler de “crise constitutionnelle” dans un pays qui, comme Israël, ne possède pas de Constitution.